Envoie-moi au ciel, Scotty, de Michael Guinzburg

Publié le par Yan

                scotty.jpgEd vient de sortir de cure de désintoxication et retrouve son quartier du Lower East Side de New York, son Crack City. Sa femme et ses enfants se sont faits la malle et, pour combattre son addiction, il fréquente avec assiduité un groupe de parole prêchant pour un programme en douze étapes, les Drogues Dures Anonymes. Assidu, déterminé à faire une croix sur son passé de camé et à retrouver sa famille, Ed ne peut se contenter du soutien de sa marraine, Myron, juif camé ancien alcoolique accro à l’essence qui envisage de changer de sexe. Le hasard va lui faire trouver la voie de la rédemption, lorsque, sous le coup de la colère, il tue son ancien dealer. Dorénavant, Ed combattra sa maladie et cherchera à fonder de nouveau un foyer heureux en buttant des revendeurs de crack avec l’aide de Natacha, son bull-terrier.

 

                Premier roman de Michael Guinzburg, Envoie-moi au ciel, Scotty (Beam me up, Scotty en VO, phrase récurrente de Star Trek, lorsque le capitaine Kirk se fait téléporter, que se sont accaparés les crackés et qu’ils prononcent ici rituellement avant de fumer leur dose) est un bouquin dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est original.

 

            D’abord par son traitement iconoclaste des programmes en douze étapes avec lesquels tous les polars américains avec un détective ou un flic alcoolo qui se respectent nous bassinent régulièrement lors de scènes émouvantes qui fleurent bon la guimauve (y compris dans les romans de Block avec Scudder qui, par ailleurs, sont souvent très bien fichus). Ici, les Drogues Dures Anonymes sont un groupe fondé dans les années par Big Jim Williams et Rob l’Agriculteur dont les épouses ont fondé de leur côté celui des Toxicomanes Passifs Anonymes. Leurs savoureux aphorismes (« L’alcool conserve ce qui est mort et tue ce qui vit », « Cornichon un jour, jamais concombre »…) ponctuent le roman aux moments les plus inattendus et les séances de groupes, aux limites de la folie et qui ne sont pas sans rappeler certains passages de Fight Club, valent aussi le détour.

 

                 Ensuite par son écriture qui rend à la fois l’extrême noirceur de son histoire et de la situation du héros tout en conservant, du début à la fin, un humour tout aussi noir.

 

                 « La chambre que Frank occupe à l’hôtel du Duc de Windsor est aussi grande que le cercueil d’un basketteur obèse, et le plafond semble couvert de grillage à poules. Et elle empeste. Le moisi, l’humidité, le tabac froid, la cuisine grasse, les pieds sur une échelle industrielle, et le vomi de dix mille ivrognes. À travers les cloisons minces, ternes et tâchées, j’entends les gémissements des cauchemardeurs, le caquetage des accros du crack, les toux déchirantes et grasses des emphysémateux-à-deux-paquets-de-Pall-Mall-par-jour, qui crachotent comme une flotte de tracteurs décrépits démarrant par un matin glacial d’Alaska. Démarrent, calent, démarrent à nouveau. Concentré de malheur mêlé d’angoisse, de mauvaise santé et de maladie mentale. Arrêt facultatif sur la route de la mort ».

 

                  Les moments les plus sordides gardent ainsi un arrière-fond réjouissant qui rend la tension moins forte et, surtout, atténue sensiblement l’âpreté d’un récit qui pourrait facilement sombrer dans le nombrilisme misérabiliste. Si Ed est un personnage pathétique dont l’histoire personnelle, de l’enfance à l’âge adulte, comporte son lot de moments d’horreur pure, l’évacuation du surplus de pathos par le biais de l’humour et de la distance que le héros semble prendre avec les événements qu’il décrit ne font que nous le rendre plus attachant.  

 

                 Roman sur l’addiction, Envoie-moi au ciel, Scotty est aussi et surtout un roman sur l’invisibilité des laissés pour compte, des marginaux. Il faudra ainsi bien longtemps, et des clichés particulièrement saignants, pour que l’épopée d’Ed prenne enfin la place des aventures sexuelles du milliardaire Leonard Lump en première page du Post.

 

                    Puissant et incisif, ce roman qui a précédé les écrits sur des thèmes assez proches de Jerry Stahl, Eric Miles Williamson ou encore Iain Levison, pour n’en citer que quelques-uns, est sans nul doute un grand roman noir et aussi un beau monument d’humour à froid.

 

Michael Guinzburg, Envoie-moi au ciel, Scotty (Beam me up, Scotty, 1993), Gallimard, La Noire, 1995. Rééd. Folio Policier, 1999. Traduit par Daniel Lemoine.

 

Du même auteur sur ce blog : L'irremplaçable expérience de l'explosion de la tête.

Publié dans Noir américain

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