« On est assis là, jour après jour, à perdre notre humanité ». The Corner.

Publié le par Yan

the-corner-couverture.jpgEn 1993, David Simon, journaliste et scénariste, et Ed Burns, ancien officier de police à Baltimore devenu enseignant et scénariste, suivent durant une année la vie quotidienne au coin de Fayette et Monroe, deux rues du ghetto de West Baltimore. De cette expérience vont naître un livre publié en 1997, The Corner : A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood, traduit et édité en France en deux volumes dont le premier est paru en février 2011 et dont on attend le suivant, une mini-série (The Corner), diffusée en 2000 sur HBO et en 2001 en France, de manière confidentielle, sur Série Club, ainsi que, directement inspirées de cette enquête, cinq saisons de la série The Wire (Sur écoute) diffusées elles-aussi sur HBO de 2002 à 2008.

The Corner – Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert, dont le premier volume est donc maintenant disponible en France, nous amène à la rencontre des habitants du quartier qui entoure ce corner de Fayette et Monroe, épicentre du trafic où dealers, rabatteurs, junkies du quartier ou venus du centre-ville ou des banlieues plus chics d’un coup de voiture, flics et travailleurs sociaux, se croisent de jour comme de nuit. Burns et Simon suivent plus particulièrement la famille McCullough. Gary, le père toxicomane, ancien entrepreneur qui a connu pendant un temps une certaine aisance avant de sombrer dans la drogue, vit dans le garage de ses parents. Fran, la mère elle aussi toxicomane, vit avec trois de ses frères et sœurs aussi accros qu’elle, dans une maison qui se rapproche plus d’un squat que d’un véritable foyer où elle élève ses deux fils, DeRodd, 8 ans, et DeAndre, 15 ans, qui deale de l’héroïne sur Gilmor Street pour le compte de Bugsy, un New-Yorkais.

Véritable enquête journalistique et sociologique, The Corner est aussi plus que cela, un livre engagé sur la manière dont l’Amérique déleste une part de sa population de son humanité et, par son ignorance coupable et ses préjugés, la plombe en même temps, lui maintenant assez la tête sous l’eau pour qu’elle n’ait pas le loisir de véritablement se révolter, tout en lui laissant toutefois la possibilité de prendre quelques respirations afin qu’elle serve de contre-exemple et d’épouvantail à l’américain moyen.  Dénué de toute tentation manichéenne, The Corner multiplie les points de vue, en s’intéressant tour à tour aux jeunes dealers, aux junkies qui sont parfois leurs parents, aux policiers, aux divers arnaqueurs, ou même en remontant le temps pour chercher une explication au délitement immuable de ce quartier résidentiel devenu peu à peu depuis l’après-guerre, une friche et, quasiment, une zone de guerre. Au-delà de cette valeur testimoniale, The Corner est aussi un beau livre qui a tôt fait de prendre des allures de tragédie et dont les auteurs sont dotés d’une belle plume. Jugez-en par ses premières lignes :

                « Fat Curt est dans le corner.

                Il s’appuie sur la canne en aluminium que lui a fournie l’hôpital, courbé sous le poids de son business sans fin : assurer sa survie. Ses mains épaisses, criblées de trous d’aiguille, ne verront plus jamais le fond d’une poche ; ses avant-bras sont en cuir, enflés ; ses jambes boursouflées semblent coulées dans le béton. Et pourtant ces membres obèses convergent vers un torse décharné : au cœur de l’homme, Fat Curt n’a plus rien de gras ».

 

imagesCAR6VMJW.jpgLa vie autour de ce corner qui fait autant partie des habitants du quartier que ces derniers lui appartiennent, autour de cette borne tant topographique que mentale, repère ultime d’une population qui en vient à oublier qu’elle appartient à l’humanité et qu’il existe autre chose ailleurs, est tout aussi bien rendue dans les six épisodes de la mini-série tirée du livre. Filmée de manière quasi-documentaire sur les lieux mêmes de l’action, portée par des acteurs qui habitent vraiment leurs rôles, elle nous plonge au cœur du blues qui habite tous ses personnages.

Si vous n’avez pas encore eu la chance de découvrir The Wire, The Corner, disponible en DVD en édition anglaise avec des sous-titres en français pour une somme raisonnable, est un préalable indispensable. Si vous avez déjà vu The Wire, The Corner vous éclairera sans doute (et vous perturbera peut-être aussi un peu, puisque vous y retrouverez une bonne partie des acteurs dans des rôles complètement différents alors que vous aurez parfois l’impression d’être dans la même série, sensation étrange). Vous risquez juste de repiquer au truc et de vous lancer en suivant dans un nouveau visionnage des cinq saisons de The Wire.

Bref, lisez et regardez The Corner ; c’est beau et c’est triste mais, même si elles sont fugaces, quelques lueurs d’espoirs réussissent malgré tout à s’y frayer un chemin.

David Simon, Ed Burns, The Corner – Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert. Volume 1 : Hiver/Printemps, Florent Massot éditions, 2011. Traduit par Caroline Dumoucel, Clémentine Duzer et Ferdinand Gouzon.

The Corner, HBO/Warner Bros, 2009. 

Du même auteur sur ce blog : Baltimore ; The Wire ; Easy Money ;

 

 

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